Texte de cadrage général (FR)

L’exception s’envisage communément dans son rapport à la règle, mais ce rapport dialectique présente en réalité une pluralité de problématiques : l’exception devient exclusion lorsqu’elle est pensée comme écart par rapport à des schémas de pensée dominants et échappe aux classifications, au canon et à l’Establishment. Mais l’exception est aussi le terreau de l’impensable, de l’excentrique et du transgressif, annonciatrice de renouveau et de redistribution. Lorsque le substantif se transforme en adjectif, l’exception adopte même une valence positive : être exceptionnel c’est se situer au-delà des normes en vigueur. S’interroger sur l’exception reviendrait alors à s’interroger sur la différence de manière non taxinomique et non comparative. Ce sont donc toutes ces valeurs et implications de la notion d’exception, et d’autres, que nous espérons voir illustrées dans les différents ateliers.

 On imagine sans doute de manière immédiate l’exception dans son rapport à la règle, suivant en cela cette sentence bien connue mais souvent mal conçue : l’exception confirme la règle. Si l’expression tirée du droit latin (Exceptio probat regulam in casibus non exceptis) conçoit l’exception comme impliquant la présence de la règle (on ne pourrait parler d’exception en l’absence de règle), on l’emploie souvent en un sens sensiblement différent : l’exception est prise pour gage de validité de la règle. L’exception se conçoit donc de façon sensiblement différente en droit et dans l’usage commun : elle met à l’épreuve la règle en la testant d’un côté et elle en confirme l’hégémonie ou l’autorité de l’autre. C’est ainsi que l’exception est fréquemment évoquée en contexte juridique et en droits des Etats, par exemple pour interroger l’état d’exception post 9/11 (le Patriot Act de George W. Bush ou Guantanamo Bay [Hussain 2007]) aux Etats-Unis tandis qu’en Europe c’est dans l’espace anglophone que se sont concentrées les clauses d’exception (opt-out clauses) aux normes de l’Union européenne avant que ne survienne avec fracas le Brexit, jugé par certains l’avatar le plus récent et spectaculaire de l’exceptionnalisme britannique.

Emerge de cette dualité ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de l’exception, l’exception se concevant soit comme opposition à la règle qui la confine dès lors au statut d’intrus ou bien comme porteuse en creux des formes en devenir. En toile de fond de cette dualité se trouvent les notions de classement et de classification et leurs répercussions dans l’histoire des sciences et de la médecine. C’est en somme l’interrogation de Canguilhem (1966) au sujet du vivant : « Dans la mesure où des êtres vivants s’écartent du type spécifique, sont-ils des anormaux mettant la forme spécifique en péril, ou bien des inventeurs sur la voie de formes nouvelles ? ». Aussi l’exception incarnerait-elle la forme inventive du « type spécifique » de demain, en avance sur son époque, ou échappant pour un temps aux classifications en cours, à l’image de la découverte de l’ornithorynque par les premiers colons australiens : mi-amphibien, mi mammifère, pondant des œufs et en même temps allaitant sa progéniture, l’animal mettait à l’épreuve tous les cadres classificatoires établis, comme le raconte Eco dans Kant et l’ornithorynque (1999). D’ailleurs, en science, si l’exclusion des phénomènes non pertinents est une prérogative pour la construction d’une théorie scientifique (Luis J. Prieto 1975), c’est souvent sur la reconsidération du non-pertinent relégué en marge de la théorie que naissent de nouvelles théories, à l’instar des théories du chaos nées de la prise en considération de phénomènes (dits non linéaires) regardés jusqu’alors comme des exceptions monstrueuses (Hayles 1990).

L’exception devient dès lors synonyme d’exclusion lorsqu’elle incarne ce qui échappe aux classifications, aux dialectes, aux schémas de pensées ou aux canons dominants. Elle opère alors à l’image de la dialectique du pathologique et du normal mise en évidence par Foucault dans son histoire de la folie ; le fou de l’âge classique est cet « autre » par opposition au « normal » et donc à « l’universel » : « le fou c’est l’autre par rapport aux autres : l’autre – au sens d’exception – parmi les autres au sens de l’universel » (1972, 199). Mais dès lors qu’on la pense comme ce qui nous met « sur la voie de formes nouvelles », on échappe au « placement » du normal au centre dans une forclusion de l’exception. Serait-il possible de penser l’exception ou la différence « de façon non distinctive, non comparative, non taxinomique » comme le suggère Marielle Macé (2016, 96) ? C’est à dire, pour reprendre ses exemples, un fou pour lui-même et non à l’aune du sain d’esprit ? Dans un autre domaine, l’homosexualité ne pourrait-elle pas se penser en dehors de son contraste avec l’hétérosexualité ? Transposée à la langue, ce serait penser « l’infraction » linguistique non pas dans un écart par rapport à une certaine norme (toujours multiple) mais comme « reconnaissance des virtualités inscrites dans la langue » (Gardes Tamine 2010), sauf à penser que l’exception ne correspond qu’à un stade de la théorisation linguistique, en attente d’une théorie plus large à même de l’englober et d’en rendre un jour compte. L’exception rencontre donc les notions d’establishment et la dialectique insider/outsider qui lui est attachée. Elle pose les questions de l’énumération et de l’inclusion/exclusion : de même que le protestantisme et le puritanisme se sont interrogés sur les adiophora ou choses « indifférentes » non expressément mentionnées dans la Bible, le 9e amendement de la Constitution américaine mentionne les droits qui ne sont pas spécifiquement énumérés, l’exception devenant aussi un mode d’interprétation et de lecture des textes fondateurs de la tradition théologico-politique anglo-saxonne.

Mais il y a plus dès que l’on transforme le substantif en adjectif : l’exceptionnel, ce n’est pas celui qui est « en-deçà » de la norme mais bien « hors norme », qui jouit d’un statut d’exception au sens de singularité suprême. On pourrait ici parler des destins d’exceptions, de vies exceptionnelles ou originales, de singularités méritant récits de vie, d’œuvres résolument inclassables, de fous littéraires frappés de génie créateur – on peut penser aux films ou biopics mettant en scène des savants d’exception, comme John Nash dans A Beautiful Mind de 2001 (traduit par Un Homme d’exception), ou encore à Stephen Hawking ou Alan Turing. Mais le destin exceptionnel, puisant parfois dans l’insularité, peut aussi être celui auquel croit une nation qui l’interprète alors comme une source d’exemplarité, qu’il s’agisse d’une Grande-Bretagne cultivant son excentricité ou une Amérique qui s’est souvent pensée élue, portée par une « destinée manifeste » en se construisant comme la first new nation (Lipset 1963) ou qui a pu par exemple affirmer, en parlant du socialisme, « it didn’t happen here » (Lispet and Marks, 2000). Le paradoxe de l’exception se situant là dans l’idée que se donner comme modèle c’est prendre le risque d’être imité et de perdre en exceptionnalité.

Penser envers et contre le « normal », l’attendu, l’éprouvé, le banal c’est une manière de se dé-centrer, de se dé-territorialiser (thinking outside the box) qui permet de mettre à l’épreuve les classements, les canons, les styles, les mouvements littéraires et esthétiques, les croyances. « To take exception to » c’est aussi s’offusquer, c’est s’indigner de. En effet, la production des savoirs s’expose au risque de l’asphyxie si elle n’a pas, régulièrement, l’audace de penser contre : contre les sentiers battus, contre les orthodoxies, contre les routines intellectuelles qui fossilisent l’esprit et marginalisent l’apport académique. Accueilli dans la Provence qui vit Zola et Cézanne nouer leur amitié, ce congrès est l’occasion de réfléchir aux imprévus, aux innovations, aux perturbations des connaissances conventionnelles. Rejet des académismes, usages de la transgression, surgissement de l’impensable : l’exception refuse l’exemption de l’examen critique.

Le congrès accueillera avec plaisir des contributions susceptibles de réfléchir à la façon dont les principes sont établis et pris en défaut. Cela pourra permettre de saisir comment les ruptures de style et de sens s’imposent dans la création littéraire et artistique ou dans la traduction. Comme l’indique par exemple Henri Meschonnic, « traduire entre dans le travail incessant qui change les formes littéraires d’une société ». Cela entraîne une réflexion sur le rôle et la position de l’artiste ou du penseur, comme le souligne le critique écossais Alex Thomson (2017) : « All [our] writers are outsiders ». Cela sera l’occasion de réfléchir au statut particulier de la « règle de l’exception » en didactique, ou encore cette règle qui fait qu’un standard soit susceptible de normer l’idiome et d’en borner limitativement les écarts. L’on pourra également interroger et mettre à l’épreuve la croyance, portée par chaque espace civilisationnel, selon laquelle le collectif est unique et à nul autre pareil.

 

Sandrine Sorlin

 

Bibliographie

Canguilhem, Georges. 2013 [1966]. Le normal et le pathologique 1966. Paris : PUF coll. Quadrige, 2013.

Eco, Umberto. 1999. Kant et l’ornithorynque. Trad. Julien Gayrard. Paris : Grasset.

Foucault, Michel. 1972. Histoire de la folie à l’âge classique. Paris : Gallimard.

Gardes Tamine, Joëlle. 2010. La Stylistique. Paris : Armand Colin, 3e ed.

Hayles, N. Katherine. 1990. Chaos Bound. Orderly Disorder in Contemporary Literature and Science. Ithaca & Londres: Cornell University Press.

Hussain, Nasser. 2007. « Beyond Norm and Exception : Guantánamo ». Critical Inquiry, Vol. 33, No. 4: 734-753.

Lipset, Seymour M. 1963. The First New Nation. The United States in Historical and Comparative Perspective. New York: Basic Books.

Lipset, Seymour M. & Gary W. Marks. 2000. It Didn’t Happen Here. Why Socialism Failed in the United States. New York: W. W. Norton & Co.

Meschonnic, Henri. 1973. Pour La poétique II. Paris : Gallimard.

Prieto, Luis J. 1975. Pertinence et pratique. Essai de sémiologie. Paris : Editions de Minuit.

Macé, Marielle. 2016. Styles. Critique de nos formes de vie. Paris: Gallimard.

Thomson, Alex. Quoted in S. Hames. 2017. “Narrating Devolution: Politics and/as Scottish Fiction”. C21. Literature: Journal of 21st-century Writings, 5(2): 1–25. DOI: https://doi.org/10.16995/c21.20